2023-01-25 Iran cinquième mois du Mouvement, Femme Vie Liberté par Behrooz Farahany

INTERNATIONAL Iran Cinquième mois du Mouvement Femme Vie Liberté Behrooz Farahany

LE PLUS GRAND ET LE PLUS DIVERSIFIÉ , GÉOGRAPHIQUEMENT ET SOCIALEMENT , des mouvements de protestation contre le régime islamique qu’a connus l’Iran au cours de toute son histoire entre dans son cinquième mois.

La répression est à la hauteur du mouvement, de plus en plus brutale : 18 000 arrestations, plus de 500 morts, des exécutions (à ce jour 4 jeunes exécutés, 21 condamnations à la peine capitale d’ores et déjà prononcées).

Le mouvement montre des signes d’essoufflement. Les protestations sont moins nombreuses et sont plutôt nocturnes avec des slogans hostiles au régime scandés par des habitants des grandes résidences. Les universités, un des deux piliers du mouvement avec le Kurdistan en ébullition, sont pratiquement occupées par les forces de sécurité, les étudiants meneurs des protestations sont arrêtés, éloignés des universités ou interdits d’entrée.

Les grèves revendicatives des travailleurs continuent, mais n’apparaissent pas politisées, même si des communiqués de solidarité viennent des activistes et de syndicats embryonnaires. Il faut noter la présence des services de sécurité dans l’enceinte des usines et des grandes unités du travail, surtout dans le secteur pétrochimique, celle-ci s’est renforcée, ainsi qu’une première vague d’arrestations : il y a trois mois 350 arrestations en une journée ont touché les militants de ce secteur à la suite de la première grève ouvertement politique.

D’un autre côté, il semble que pour le moment, du fait de la militarisation de la répression au Kurdistan, le centre de gravité de la protestation s’est déplacé vers la province de Sistan-Baloutchistan, où de nouveaux slogans liant les revendications sociales à la question des libertés se sont multipliés dans les grandes manifestations de vendredi. Le plus connu étant Ni Mollah Ni Chah, Liberté Égalité !

Retour sur les mouvements de protestation du passé Pour mieux comprendre la situation et analyser les futurs chemins possibles, un rappel des mouvements de protestation précédents est nécessaire pour appréhender les similitudes et les différences entre ceux-ci et le mouvement en cours. Pendant la décennie sanglante des années 1980, avec plus de 30 000 morts, des dizaines de milliers des prisonniers et autant d’exilés, des militants vaincus en plusieurs vagues, et 8 années de guerre contre l’Irak (ce « don du ciel » selon Khomeiny, en ce qu’il a sauvé le nouveau régime), la République islamique s’est installée par le sang et les larmes. Il a fallu attendre dix ans pour connaître un premier mouvement de protestation d’envergure, ce fut en 1998 une première révolte des étudiants, de courte durée et réprimée brutalement. ❘ L’application des politiques néo-libérales après la fin de la guerre d’Irak a provoqué un puissant mouvement revendicatif parmi les travailleurs, avec des records du nombre des manifestations et actions de protestation. Mais ce n’est que des années plus tard qu’une protestation purement politique s’est concrétisée. Le mouvement dit Vert (du nom de la couleur choisie pour les soutiens de M. Moussavi) fut un soulèvement contre la fraude électorale qui a suivi l’annonce de la victoire de Mahmoud Ahmadinejad en 2009. À ce moment les conditions sociales étaient bien différentes de celles d’aujourd’hui. La confrontation avait été essentiellement provoquée par la rivalité entre des deux principales factions du régime, dans le cadre opposant les soi-disant « réformateurs » et les durs dits « principalistes ».

À la surprise des dirigeants du mouvement, Moussavi et Karoubi, la protestation s’est déplacée des urnes vers la rue, par ceux-là mêmes qui étaient influencés par le discours dominant du « changement pacifique par le haut » et la croyance que les processus de réforme seraient fructueux. Ceux-là, qui formaient la large base sociale des réformateurs, sont descendus dans la rue. Ils avaient constaté, de par les expériences antérieures, que militer pour gagner dans les urnes étant insuffisant et qu’ils devaient défendre leurs revendications dans la rue. Des centaines des milliers de manifestants, essentiellement des couches moyennes, investirent les rues de Téhéran, et à un moindre degré de quelques grandes villes d’Iran.

Le Mouvement vert a duré quelques mois de manière discontinue, il a réuni jusqu’à 2 millions de manifestants dans les rues de Téhéran. Après les manifestations violentes de l’Achoura, le 26 décembre 2009, désapprouvées par les leaders, un vent de panique a gagné les deux camps adverses. La réaction du régime a été de confirmer « le verdict des urnes » et d’engager une répression violente, provoquant des dizaines de victimes (on a parlé de plus de 150 morts au total, dont 37 au cours de cette seule journée) et l’emprisonnement et la torture de milliers de personnes. Face à la répression féroce et au manque de décisions claires des dirigeants du mouvement, qui n’osèrent pas défier le Guide Suprême, la protestation a perdu de son intensité et s’est progressivement éteinte. Les dirigeants réformateurs, qui ont complètement échoué du fait de leurs hésitations et de leur manque de perspective stratégique, ont été un facteur déterminant de cet échec. Leur peur d’une convergence des puissantes luttes ouvrières revendicatives alors en cours et du mouvement Vert les a paralysés. Ils ne voulaient absolument pas d’une telle convergence, car ils n’étaient pas opposés aux politiques néolibérales, et n’ont réagi aux arrestations des leaders du mouvement ouvrier que par un silence total ! Il faut souligner que le mouvement Vert était principalement limité aux métropoles du centre du pays (c’est-à-dire Téhéran et plusieurs métropoles à majorité persane comme Ispahan et Chiraz) et n’a pas été en mesure d’attirer à lui la classe ouvrière et les couches démunies de la société. La domination des « réformateurs » sur ce mouvement était incontestable et incontestée, quant à la plupart des slogans ils avaient une résonnance religieuse « Ô Hussein Mir Hussein ! » (en référence à l’imam martyr des chiites et au prénom de M. Moussavi).

Il est indéniable que ce leadership a privé les mouvements de protes- tation des références politiques de classe qui auraient été nécessaires à la poursuite et à l’approfondissement du mouvement.

Après l’échec de ce mouvement, qu’on peut qualifier de tentative de « participation au pouvoir » d’une partie de la nouvelle bourgeoisie exclue du cercle dirigeant, en alliance avec des couches plus ou moins aisées de la petite bourgeoisie urbaine, s’est ouverte une période de calme sur le plan des protestations qui a duré presque neuf longues années. Beaucoup ont pensé que seule l’ampleur de la répression expliquait la victoire du régime sur ce mouvement comme sur les précédents et le calme qui s’en est suivi.

Mais pour ce mouvement et pour ceux de la décennie suivante, outre le facteur de la répression et les problèmes du leadership, il faut prendre en compte les facteurs économiques, alors favorables au régime. Et aussi la pression idéologique du discours dominant des réformistes tels Khatami et Moussavi, c’est-à-dire une faction au sein du pouvoir qui a également joué un rôle décisif dans la poursuite des mêmes rapports entre les classes moyennes et la totalité du pouvoir malgré la défaite qu’elle avait subie. La combinaison de ces facteurs a permis au régime islamique dans sa totalité, qui englobe les deux factions, de disposer d’une assisse sociale non négligeable, surtout au sein des couches moyennes urbaines. C’est pour cette raison que dans la série d’élections de cette période (le premier tour des conseils de ville et de village, le sixième mandat du Conseil islamique et le second tour de l’élection présidentielle de Mohammad Khatami), on a enregistré une victoire significative des réformateurs. Dans le même temps, l’autre faction conservatrice maintenait son emprise idéologique, plus ou moins forte, sur sa base traditionnelle dans la société, et l’islam politique, prôné par le Guide, restait un facteur de légitimation efficace aux yeux de sa base populaire et déshéritée.

De plus, et cela a joué un rôle décisif à la suite de la défaite du mouvement Vert, le régime islamique disposait à ce moment des possibilités économiques lui permettant de « se légitimer » auprès d’une bonne partie de la population. Le mouvement Vert a eu lieu à un moment où les revenus en devises provenant des exportations de pétrole iranien avaient commencé à atteindre des records historiques. Cela a permis au régime d’être à partir de 2008 en mesure d’offrir des opportunités économiques séduisantes, à la fois aux classes défavorisées et aux classes moyennes et aisées de la société.

La politique de subventions sous forme d’aides en liquide aux classes inférieures de la société est apparue très attrayante. Le montant de la subvention allouée à une famille de quatre personnes au cours de la première année de sa mise en œuvre représentait près des deux tiers du salaire minimum de l’époque. Par conséquent, de nombreux groupes et personnes qui avaient un revenu égal ou inférieur au salaire minimum Des étudiantes et étudiants iraniens tiennent un sit-in de protestation à l’université de Téhéran, le 23 octobre 2022.

ont, du jour au lendemain, disposé d’un revenu presque deux fois plus élevé qu’auparavant. Bien que la classe moyenne ait été politiquement et socialement vaincue, elle s’est vu offrir de nombreuses opportunités financières sur le plan économique. Comme l’ont souligné des économistes comme l’économiste hétérodoxe Parviz Sédaghate, les signes positifs étaient bien là : l’indice boursier a augmenté de 50 % en 2008 et de 85 % en 2009. Cela alors qu’un taux de change stable vis-à-vis du dollar était maintenu à environ 1 000 tomans pendant toutes ces années. Les classes moyennes et supérieures de la société disposaient de ressources financières excédentaires, de possibilités de voyager à l’étranger et pouvaient profiter d’opportunités rentables dans le logement et avec les spéculations rentables sur l’or et les devises.

Pour leur part, les leaders vaincus du mouvement Vert, bien que considérant l’élection précédente comme ayant été frauduleuse, invitaient le peuple à participer à l’élection suivante, cela par peur d’une radicalisation. D’où le nom de « soupape » attribué à certaines figures connues de cette faction. À l’époque, et dans la situation économique décrite ci-dessus, ce discours était encore dominant et M. Rouhani a été élu avec le soutien de la même base et porté par la même alliance.

Donc réduire la cause de l’échec du mouvement et le « calme » d’après à la seule répression sanglante du gouvernement est une vision réductrice qui, face à des mécanismes de répression de plus en plus sophistiqués, peut conduire à une forme de défaitisme faute d’issue aux problèmes existants.

Les manifestations de décembre 2017 et novembre 2019 La première explosion sociale d’envergure depuis l’échec du mouvement Vert s’est produite en décembre 2017. Elle a commencé dans la ville sainte de Meched, après un discours violent du représentant du Guide à l’égard du cabinet de M. Rouhani. Mais, à la surprise générale, les manifestants sont vite passés des slogans hostiles à Rouhani aux slogans contre le régime et contre le Guide en personne ! Non seulement ils ne soutenaient pas le gouvernement mais exprimaient violement leur détestation de tout le système. Le mouvement s’est propagé comme un feu de paille et a embrasé plus de 100 villes grandes et petites. Le mouvement a duré deux semaines et une fois de plus a subi une répression très violente. Signe distinctif : la mise hors jeu des leaders réformateurs ! Absence de tout slogan religieux, de tout mot d’ordre en faveur du camp réformateur ! Le premier mouvement de protestation politique de la République islamique d’Iran depuis plus de 20 ans était né. La croyance en la possibilité du changement par le haut était révolue. Le discours des amis de MM. Khatamai et Rouhani a cessé d’être le discours dominant. Un slogan, formulé par des étudiants de l’université de Téhéran et scandé partout, résume à lui seul ce changement : « Réformateurs, Princi- palistes, Votre tour est terminé ! ».

Un vrai tournant politique s’est alors produit en Iran Du fait que le régime n’a proposé aucune réponse aux demandes exprimées pendant ces manifestations, et que la situation politico- économique a bien changé par rapport aux deux décennies passées, à peine deux ans après le soulèvement du décembre 2017 une nouvelle explosion s’est produite en novembre 2019. Cela au lendemain de l’annonce du gouvernement Rouhani concernant la suppression des subventions sur l’essence et le fioul. Ce mouvement, plus vaste, avec un nombre plus important des manifestants embrasant alors plus de 160 villes, y compris toutes les grandes métropoles comme Téhéran, Chiraz, Tabriz, Zâhedân, Rasht, Sanandaj…, a secoué les fondements du régime. Une différence importante entres ces soulèvements et le mouvement Vert est que les couches sociales porteuses de ces manifestations étaient majoritairement des couches pauvres et déshéritées des périphéries des grands villes, de jeunes ouvriers et des salariés précaires, des chômeurs, des vendeurs à la sauvette, etc. On était loin de la domination des couches moyennes aisées constatée pendant le mouvement de 2009.

Cela s’est produit dans un contexte de blocus économique structurel presque total. La somme des développements économiques depuis le début de cette décennie a provoqué la crise de stagflation des années ultérieures, qui s’est manifestée par le taux d’inflation à deux chiffres au cours de presque toutes ces années, un taux de croissance économique insuffisant et souvent inférieur aux niveaux prévus pour la plupart de ces années. D’après les calculs des économistes indépendants, des années 2010 jusqu’à aujourd’hui le taux de croissance économique moyen a été nul, le montant des nouveaux investissements dans l’économie iranienne est inférieur au capital déprécié, et le taux d’inflation a atteint des niveaux sans précédent. Par conséquent, les facteurs qui ont créé des booms spéculatifs temporaires dans certains secteurs de l’économie dans Les protestations, ont éclaté le 16 septembre 2022 après le décès à l’hôpital de la jeune Iranienne de 22 ans, Mahsa Amini. les années 2008 et 2012 ont disparu, en particulier à partir de la seconde moitié de la décennie 2010. Comme le souligne Parviz Sédaghat, le boom de la Bourse en 2018 était une pyramide de Ponzi que le gouvernement de l’époque dirigé par M. Rouhani a mise en œuvre, et n’était en rien le signe d’une amélioration de la situation économique. Pendant ces 20 dernières années, l’utilisation massive d’Internet en Iran et la présence très importante des Iraniens sur les réseaux sociaux ont rapidement rendu inefficace l’outil de propagande du gouvernement et ainsi aidé à délégitimer l’idéologie de l’islam politique dans de larges groupes de la société, en particulier la jeunesse. Quand on observe l’âge moyen des manifestants en Iran, c’est-à-dire les 18-35 ans, on constate qu’ils n’ont connu que le système d’éducation islamique et pourtant n’ont que des idées et des idéaux laïques et non religieux, et dans la jeunesse augmente fortement le nombre des non-croyants voire des athées. On voit que le ciment idéologique du régime est complétement fissuré et que l’emprise idéologique de l’islam politique n’est plus évidente, même parmi les couches défavorisées les plus traditionnalistes.

À cela il faut ajouter la crise diplomatique constante dans les rapports entre l’Iran et les pays occidentaux durant ces deux décennies : renvoi du cas de l’Iran au Conseil de sécurité et imposition de sanctions, puis la conclusion du JCPOA et la réduction temporaire des sanctions, ensuite avec Trump le retrait des États-Unis du JCPOA et le retour des sanctions qui ont intensifié et assombri la vie économique et sociale des Iraniens. La crise géopolitique a été permanente et a ajouté à l’instabilité économique, avec surtout l’effondrement de la monnaie nationale par rapport au dollar et à l’euro.

Donc, contrairement à l’époque du mouvement Vert, le régime était beaucoup plus fragilisé économiquement, il avait perdu une grande partie de sa base sociale ainsi que la bataille idéologique. Quelle organisation et quel leadership ?

En République islamique d’Iran, la possibilité de former des organisa- tions indépendantes du gouvernement a toujours été très limitée et formellement interdite par le Code du travail pour les salariés et les organi- sations syndicales indépendantes. Le Syndicat Vahed, des transports de Téhéran et de sa banlieue, et le Syndicat de la Sucrerie de Haft Tapeh ont été sévèrement réprimés, et toutes sortes d’organisations civiles, y compris des organisations caritatives, ont vécu dans des conditions très difficiles. Quant aux partis politiques indépendants des deux factions du gouvernement ils n’ont pratiquement pas pu exister.

Mais avec l’internet, les réseaux sociaux permettaient à des personnes en affinités de réfléchir ensemble et créaient la possibilité d’appeler à des actions communes. La société iranienne étant parmi les plus connectées du monde, au même rang que La France par exemple, ces outils ont été utilisés à merveille, comblant partiellement le manque d’organisations réelles. Ils offrent une méthode efficace de mise en relation et de mobilisation, mais force est de constater que cela ne répond pas au vide du leadership. Les manifestations de 2017, de novembre 2019 et celles de 2022 ont été rendues possibles principalement en s’appuyant sur la communi- cation via les réseaux sociaux. Les militants des mouvements sociaux revendicatifs ont utilisé les mêmes outils, tout en s’appuyant, quand c’était possible, sur des formes classiques, comme l’Association des Enseignants d’Iran, créée sous la présidence de M. Khatami, qui a exploité, fort intelligemment, une zone grise « juridique ». Cette association est à l’origine de nombreuses manifestations nationales efficaces pendant des années et peut être citée comme un exemple réussi d’organisation « à l’ancienne ». Ses membres fondateurs sont actuellement tous sous les verrous.

Grâce à ces facteurs, nous avons assisté à l’une des périodes les plus turbulentes de toute l’histoire moderne de l’Iran en termes de revendications de divers groupes de salariés, notamment les ouvriers, les enseignants et les retraités. Pas un seul jour sans une manifestation ou une protestation ! On a dénombré 4 122 actions de protestation, sous différentes formes et à des échelles différentes, entre le 1 er mai 2020 et le 1 er mai 2021, organisées par les salariés et retraités iraniens. Un record absolu depuis l’avènement du régime islamique en Iran. Même la pandémie de Covid-19 n’a pas mis fin à ces protestations, tout en diminuant leur ampleur, cela contrairement à l’Irak ou au Liban où les protestations ont été stoppées brusquement. Où va le soulèvement Femme, Vie, Liberté ?

Il n’est pas besoin d’entrer ici dans le détail du déroulement du soulèvement en cours. En revanche il faut analyser les forces et faiblesses de ce mouvement historique. Il existe une large convergence des analyses parmi des observateurs qui viennent d’horizons politiques différents sur les caractéristiques de ce mouvement, mais pas nécessairement quant à l’avenir de cette révolte inédite et historique, qui s’inscrit dans la continuité des soulèvements de 2017 et 2019.

Résumons :

  • Les leaders de ce mouvement utilisent les mêmes méthodes que leurs prédécesseurs, tout en améliorant leurs façons d’organiser les actions. Il n’y a pas une rupture de méthode. Les expériences des soulèvements de 2017 et 2019 sont bien là et sont utilisées avec brio par les jeunes engagés dans cette lutte.

  • Le caractère féminin de ce soulèvement, qui a placé le mouvement des femmes et ses revendications au sommet de ses nombreuses revendi- cations, distingue ce mouvement de tous les autres. La présence active et parfois décisive des femmes dans ce soulèvement est indéniable. Leur courage face aux forces de la répression a ébloui le monde entier et a provoqué un élan de solidarité aux quatre coins du monde, comme en témoignent les campagnes de solidarité des artistes et de certaines célébrités en faveur de ce mouvement. Dans le même temps la présence des femmes sans voile dans les espaces publics des villes d’Iran – chose impensable il y a un an ! –, a ajouté une forme de désobéissance civile aussi vaste que sans précédent au mouvement général de protestation.

  • Outre les femmes, la présence des étudiants à la pointe de la contestation rappelle leur rôle dans les soulèvements de 2017 et 2019, mais par son ampleur l’engagement massif des étudiants dans ce mouvement dépasse de loin leur activisme dans des mouvements antérieurs. La participation des étudiants, du fait de la dispersion géographique des universités, a élargi la portée des protestations, et en même temps a donné un esprit progressiste au mouvement, grâce à son histoire moderne et héroïque, car durant les 90 dernières années les étudiants ont toujours porté l’étendard des revendications progressistes et radicales du peuple iranien.

  • En regardant de près la composition des manifestants, on constate qu’à l’exception de la nouvelle bourgeoisie capitaliste-religieuse qui s’est constituée autour du pouvoir du Guide, toutes les classes sociales sont présentes dans ce mouvement, avec une prédominance des couches moyennes inférieures, ainsi que des jeunes ouvriers précaires, chômeurs, petits vendeurs, etc. Des mouvements de grève ont eu lieu dans les boutiques et les centres commerciaux, surtout en Kurdistan, dans la Province de Guilan au nord, à Téhéran et quelques autres grandes villes.

Il y a eu des grèves de solidarité y compris dans le Bazar de Téhéran, base historique du régime islamique. Cela également est nouveau et représente un signe distinctif du mouvement Femme Vie Liberté.

➤ Il faut ajouter que cette fois-ci même des groupes sociaux comme les médecins et avocats, qui n’étaient pas engagés dans les protestations de 2017 et 2019, sont présents, à leur façon, dans ce mouvement. C’est sans précédent et montre que le caractère « tous ensemble » de ce soulèvement est bien plus large que par le passé.

➤ L’étendue géographique de ce soulèvement est beaucoup plus inclusive. Les habitants de toutes les provinces, du nord au sud et de l’est à l’ouest, y participent. Les grandes et petites villes, centres ou périphéries sont en mouvement. Les groupes nationaux comme les Kurdes, les Azéris, les Lors, les Baloutches… sont non seulement présents mais sont solidaires, et jouent un rôle de leader dans le cas des Kurdes qui ont été à la pointe du mouvement, déjouant les accusa- tions de « séparatisme » lancées par leurs adversaires. Les Kurdes avec les étudiants ont été jusqu’ici les deux principaux piliers du mouvement.

➤ En dernier lieu il faut souligner la solidarité sans précédent de la diaspora iranienne avec le soulèvement en cours. Jamais les Iraniens exilés ou vivant dans d’autres pays n’avaient manifesté un tel élan de solidarité avec ce qui se passe en Iran. Même au sommet du mouvement Vert de 1998, il n’y avait eu une telle solidarité. Le rassemblement de Berlin, en décembre dernier, où plus de cent mille Iraniens sont venu de toute l’Europe est sans précédent dans toute l’histoire de la diaspora iranienne, y compris par delà les 43 années de l’existence du régime islamique.

Reste jusqu’à présent un grand absent dans ce mouvement : la grève politique des travailleurs en tant que classe et non comme citoyens engagés dans des protestations de rue. L’Iran est un pays où les rapports de production capitalistes dominent à cent pour cent, le salariat urbain, dans son ensemble diversifié, constitue la majorité de la population. Rien de radical ou de profond ne se fera en Iran sans la participation de la classe ouvrière. Ce fait n’a pas été négligé par l’opposition de droite royaliste ! D’où les appels du pied en direction des travailleurs de ceux-là mêmes qui, quand ils étaient au pouvoir, n’avaient pas ratifié les conventions de l’OIT sur le droit de grève et le droit à la formation des organisations indépendantes des salariés.

Si l’on considère que le succès de manifestations urbaines et étudiantes de ce type nécessite qu’elles soient accompagnées de grèves du monde du travail, comme le montre une analyse de la révolution contre la monarchie en 1978-1979, le soulèvement actuel n’a pas encore réussi à pallier cette insuffisance. Ce fait constitue encore une grande faiblesse du mouvement Femme Vie Liberté.

Bien sûr, pour la première fois, principalement lors des premières semaines, nous avons également assisté à une grève de solidarité des travailleurs contractuels de la pétrochimie, ceux-là qui avaient réussi à organiser la grande grève revendicative de l’été 2020 avec une partici- pation historique de plus de 100 000 grévistes dans 13 provinces. Mais, comme souligné ci-dessus, après l’arrestation de 350 militants, cette grève n’a pas eu de suite. Et, quel que soit son impact symbolique très fort, un tel mouvement ne saurait suffire à lui seul. Sa réussite suppose qu’il puisse être complété par des grèves dans les complexes industriels. On sait que, dans les conditions de la crise générale et le chômage de masse, les mobilisations sont très difficiles lorsque le marché du travail est celui des contrats temporaires et précaires. Reste que la poursuite et le succès du soulèvement ne seront pas possibles sans l’engagement de la classe ouvrière, et surtout des prolétaires du secteur pétrochimique. Il n’y a pas d’alternative à cette voie.

Il faut ajouter à ces difficultés de la mobilisation des travailleurs, le fait qu’en ce qui concerne le secteur gouvernemental et les institutions publiques, outre les facteurs liés à l’instabilité de l’emploi, il existe en Iran un système de sélection de l’emploi qui vise à privilégier l’embauche des partisans du régime dans les secteurs sensibles de l’économie nationale. Si on ajoute à cela la présence des forces de sécurité, « Harasate » en persan, au sein même des grandes entreprises, on peut comprendre qu’organiser une grève, et de surcroît une grève politique, n’est pas une mince affaire. Il faut du temps et l’approfondissement de la crise politico- sociale pour que cette jonction entre les protestations dans la rue et les grèves industrielles s’opère. Sans tomber dans le piège d’une analyse rigide, non critique et surtout non-actualisée, on rappellera que la classe ouvrière était entrée dans le mouvement de masse de la révolution anti- monarchique au bout de 14 mois, bien après les autres classes sociales.

Jusqu’ici les leaders du mouvement et les militants ouvriers qui ont une longue expérience d’organisation de grèves revendicatives n’ont pas réussi à accélérer cette entrée en mouvement. L’arrestation de presque toutes les figures connues du mouvement ouvrier et du mouvement des enseignants, juste avant le déclenchement du mouvement Femme Vie Liberté, n’est pas sans conséquences dans ce domaine. Mais une nouvelle forme d’organisation sous forme de « Comités de Quartier » est apparue au cours des deux derniers mois, à l’initiative de jeunes militants. Cela peut être une réponse partielle mais efficace au besoin du développement du mouvement. Car l’intensification de la crise de ces dernières années a créé une « migration interne » des salariés à faible revenu et des couches paupérisées, du centre vers la périphérie des villes. Des ouvriers, des jeunes chômeurs, des enseignants avec des bas salaires et des étudiants vivent dans les mêmes quartiers, et cette forme d’organisation facilite une coordination en vue de convergence des luttes. D’autant que les grandes usines sont souvent à proximité de ces quartiers, et donc l’échange d’information est presque permanant. Est-ce la chaînon manquant ? L’avenir le dira.

L’organisation des réseaux d’une manière horizontale, qui a fortement réduit la vulnérabilité du mouvement à la répression, rend difficile dans le même temps la coordination et l’élaboration d’une stratégie commune pour les militants. Ce mouvement est géré sur le mode « Nous sommes tous Spartakus ! », lequel crée aussi la possibilité des leaders autoproclamés à l’intérieur et/ou l’extérieur du pays. Sur ce point existe un véritable danger de « fabrication de leaders » à l’étranger, voire en Iran. Les grandes chaînes de télévision par satellite, dont l’audience en Iran se chiffre en millions, jouent un rôle efficace dans l’information en couvrant en permanence l’actualité des manifestations, mais elles s’efforcent ouvertement de « constituer des leaders » pour ce mouvement, surtout en essayant de « réhabiliter » l’ancien régime monarchique « blanchi » par les méfaits du régime islamique qui a largement dépassé les atrocités commises par l’appareil répressif monarchique. Le fils de l’ancien Chah d’Iran, un politicien inexpérimenté mais ô combien fidèle aux Américains et surtout aux Israéliens, est leur candidat à ce poste ! Chaque jour on nous parle de ses initiatives en vue « d’unifier le mouvement et le représenter » auprès des gouvernements occidentaux. Une véritable OPA est lancée par les monarchistes, avec la complicité et la participation active de ces super-médias, financés essentiellement par l’Arabie Saoudite, les Cheiks du Golfe Persique et Israël. Préparation d’un « Retour vers le Futur » autour de la dynastie Pahlavi !

Le rôle de certaines célébrités iraniennes dans cette offensive est néfaste et il ne doit pas être pris à la légère. De toute évidence les puissances occidentales, tout en observant la situation ne sont pas encore arrivées à la conclusion que le régime islamique n’a plus d’avenir. La réception de certaines de ces « célébrités » et figures de la droite iranienne par Emmanuel Macron, ainsi que l’activisme de Justin Trudeau dans son soutien à monsieur Hamed Esmailioun (président de l’association des victimes de l’avion ukrainien abattu par le système anti-missiles des gardiens de la révolution, organisateur du grand rassemblement de Berlin) ont fait beaucoup de bruit. Mais ce ne sont que des signaux faibles destinés à cultiver « la sympathie » de la diaspora iranienne. Ils ne doivent pas être compris comme un « alignement » stratégique sur l’opposition et l’abandon de la République islamique par les occidentaux. En revanche existe un autre danger qui a récemment montré le bout de son nez. Depuis un mois la coalition de droite-extrême droite au pouvoir en Israël évoque quotidiennement une « préparation » d’attaque sur l’Iran, et les extrémistes va-t-en guerre dans le cercle du pouvoir iranien, qui sont de plus en plus isolés sur la scène internationale, attendent ce nouveau « cadeau du ciel » afin d’écraser toute contestation et les mouvements sociaux en Iran. Une guerre est le pire qui pourrait arriver au mouvement Femme Vie Liberté !

Quel avenir ?

Au fur et à mesure de l’avancement du mouvement, les aspirations à la liberté, les demandes de démocratie, la négation complète du système de gouvernance, et surtout, récemment à Zahedan chef-lieu de Sistan- Baloutchistan, au Kurdistan, et dans les universités, des demandes d’égalité et de justice sociale se font entendre de plus en plus fortement. C’est là que les visions d’avenir divergent. L’opposition de droite en exil est totalement acquise à la doxa néolibérale prônée par le Fonds monétaire international et l’Union européenne. Force est de constater que pendant le soulèvement de 2019, à la suite de l’augmentation brutale des prix de l’essence, les économistes en exil, proches des cercles de l’opposition de droite, ont approuvé cette politique de « la vérité des prix » ! Ils jugent « prématurées » les demandes de justice sociale et insistent sur la priorité absolue qui doit être accordée au « développement économique en liaison cordiale avec les instances internationales », afin de « remédier » aux désastres économiques provoqués par le régime islamique.

Cette tendance va forcément provoquer une rupture avec les vastes couches sociales défavorisées de la population iranienne. Le « Tous ensemble » ayant ses limites, le mouvement actuel n’échappera pas à cette contradiction. Le rôle des militants des mouvements sociaux qui sont engagés dans ce mouvement est de constituer un « Bloc social » voire un « Bloc socialiste » en rassemblant les très nombreux éléments de la gauche iranienne. Plus le mouvement s’avance, plus il s’approfondit, plus la fracture entre la droite et l’aspiration à la justice sociale sera visible. Il faut se préparer à cette situation inévitable. En ce domaine l’importance du mouvement ouvrier et de ses grèves est primordiale. La question de l’organisation n’est pas encore tranchée et cela va forcément nuire à la suite du mouvement. Une jonction entre le mouvement Femme Vie Liberté et les grèves revendicatives en cours est la clé de la réussite. Sans elle non seulement les demandes de justice sociale n’avanceront pas, mais les protestations dans la rue vont s’affaiblir. On ne renverse pas un régime capitalo-religieux comme la République islamique, avec ses multiples appareils répressifs, par les seules manifestations de rue. La classe dirigeante est divisée. On entend de plus en plus les appels de Khamenei aux « élites » silencieuses à s’engager davantage dans « la protection du pouvoir islamique », cela sans succès. L’utilisation de la répression à outrance n’est pas un signe de puissance, au contraire cela montre que le régime n’a pas d’autre choix et qu’il a perdu la bataille de l’opinion. La rupture entre la très grande majorité du peuple et le pouvoir est totale et irréversible. Le régime n’a plus les moyens économiques nécessaires pour répondre, même partiellement, aux demandes sociales, et une partie de la classe dominante ne veut pas sombrer avec la faction extrémiste unie autour du Guide. C’est devenu une évidence, et les appels répétés de Khamenei à l’unité sont un aveu de faiblesse et le signe d’un manque réel d’unité de l’élite du régime. Ce manque d’unité « en haut » peut aboutir assez rapidement à une fracture visible du pouvoir, et cela donnerait une impulsion inouïe au mouvement en cours.

La crise en Iran est multi-dimensionnelle, mais c’est avant tout une crise économico-sociale. Le nombre des gens vivant en dessous du seuil officiel de pauvreté augmente, exponentiellement, chaque mois ; et l’écart entre le revenu réel des ménages et le seuil de pauvreté ne cesse d’augmenter. Par conséquent, l’émergence de nouvelles vagues de protestations et de grèves urbaines pour exiger des moyens de subsistance est inévitable. À cela s’ajoute une crise écologique, surtout une crise de l’eau disponible, qui a déjà provoqué des émeutes dans un passé récent. Et aussi une crise idéologique et morale due à la corruption systémique et au pillage des ressources du pays par une poignée des puissants. Une liste non exhaustive !

La révolte contre le hijab islamique a déclenché cette révolte et a placé les courageuses filles et femmes iranienne en première ligne de la contes- tation. Et accompagnant l’avancement du mouvement d’autres revendi- cations ont fait surface. Les conditions nationales et internationales dans lesquelles le régime se trouve font qu’il n’a absolument pas les moyens de répondre à ces demandes, même partiellement, donc le mouvement de révolte en cours, même affaibli, voire défait momentanément, est appelé à se redresser.

On entre dans le cinquième mois de la révolte. La baisse récente d’intensité des protestations ne doit pas tromper. Nous sommes de plus en plus au seuil d’une révolution. Les conditions politico-sociales font que 44 ❘ CONTRETEMPS JANVIER 2023I NTERNATIONAL les racines du mécontentement généralisé sont toujours là et l’incapacité du régime à donner des réponses l’alimente. Reste que beaucoup de faiblesses sont apparues, des questions restent sans réponse qui nécessitent une réflexion approfondie, surtout sur la question de l’organisation des luttes en cours. La lutte continue !  Le 15 janvier 2023

Post scriptum (18 janvier 2023)

Des signes indiquent que la situation est en train de changer. Le 17 janvier, à l’appel de Conseil de coordination et de la solidarité de travailleurs de l’industrie du pétrole, les travailleurs sous contrat à durée indéterminée, qui sont les « cols blancs » de ce secteur et qui reçoivent un salaire moyen bien supérieur aux autres secteurs industriels, ont cessé le travailler dans plusieurs sites. Plusieurs raffineries et d’autres unités du travail ont été sérieusement touchées, malgré un contrôle sécuritaire renforcé. Sous une banderole demandant le respect strict d’une loi concernant l’augmentation de leurs revenus, ils se sont rassemblés devant les bâtiments et ont scandé des slogans hostiles aux « responsables » de leur situation, et dénonçant « la situation générale où les fruits de notre travail sont accaparés par les autres »… Plusieurs « Comités du Quartier des Jeunes Révolutionnaires », notamment au Kurdistan, ont salué cette grève et ont appelé les autres salariés à suivre leur exemple, tout en soulignant « le rôle déterminant et le leadership de classe nécessaire des travailleurs ». Pendant cette grève, 6 grévistes ont été arrêtés à Assalouyéh, une place forte des actions de protestation au sud de l’Iran. Face aux menaces d’extension de la grève, ils ont été libérés dans la soirée sous caution.